mercredi 5 septembre 2018


D’un éthos guerrier à l’autre


Pour des raisons de connaissance personnelle et d’influence sur les manières modernes de concevoir la guerre je me focaliserais sur les éthos guerriers d’Europe occidentale en restant ouvert à toutes remarques et suggestions.

Pendant longtemps, la guerre a été dominée par ce que je vais appeler l’éthos du guerrier. Celui-ci repose sur les présupposés suivants : la guerre est naturelle. Elle a des aspects beaux et justifiables (Robert E. Lee: "Heureusement que la guerre est si terrible, autrement nous finirions par trop l'aimer"). En effet, elle est moment de fraternité extrême entre les hommes, défense des siens en mettant sa vie en jeu et compétition aux enjeux suprêmes (thème d’ailleurs très finement analysé par l’auteur de science-fiction Iain M Banks dans L’homme des jeux qui commence par cette phrase merveilleuse « Voici l'histoire d'un homme qui partit très loin et très longtemps dans le seul but de jouer à un jeu. Cet homme est un joueur-de-jeux nommé "Gurgeh". Son histoire débute par une bataille qui n'en est pas une et s'achève par un jeu qui n'en est pas un.
Moi ? je vous parlerai de moi plus tard.
Ainsi commence l'histoire. (p. 23) ».

Si la guerre est vue comme une compétition, je peux admirer mon adversaire, particulièrement s’il est un soldat. Des exemples historiques peuvent être donnés, que ce soit entre des condottieres italiens rivalisant d’habileté stratégique ou dans les chansons de geste. Même dans la Chanson de Roland qui décrit une guerre vue comme sainte envers les infidèles, le chroniqueur admire l’habileté martiale de tel ou tel dirigeant sarrasin. Lisez par exemple cette description de l’émir de Babylone « L’ÉMIR est semblable à un vrai baron. Sa barbe est blanche comme fleur. Il est très sage clerc en sa loi ; dans la bataille il est fier et hardi. Son fils Malpramis est de grande chevalerie. Il est de haute taille, et fort ; il ressemble à ses ancêtres. Il dit à son père : « Or donc, sire, en avant ! Si nous voyons Charles, j’en serai fort surpris. » Baligant dit : « Nous le verrons, car il est très preux. Maintes annales disent de lui de grandes louanges. Mais il n’a plus son neveu Roland : il ne sera pas de force à tenir contre nous. »
Une telle vision est immensément plus forte dans les récits épiques ne reposant pas sur un affrontement religieux. Dans l’Iliade ou les Nibelungen chaque camp a ses raisons, chaque camp a des hommes d’honneur (personnellement Hector est un de mes héros fétiches).
Enfin, même dans des guerres de conquête coloniale très violentes, des restes de cette conception se sont faits jour via la volonté de trouver en face des chefs identifiés comme « adversaires honorables » qu’il s’agisse d’Abd El Kader  pour la conquête de l’Algérie ou de l’admiration que porte Bernard Diaz Del Castillo  à des figures de la résistance aztèque aux espagnols.

Il ne s’agit pas d’idéaliser cette conception. Elle va avec une conception de la guerre comme naturelle un mépris plus ou moins fort des civils qui peut être absolu quand ceux-ci sont définis comme radicalement étrangers (Bernard Diaz Del Castillo explique sans problème qu’il a été l’avocat auprès de Cortez des demandes des soldats de troupe qui trouvaient que Cortez et son staff se réservaient les plus belles indiennes). Qui plus est, elle suppose un rapport à la violence et à la mort que nous avons perdu, ce qui est assez positif et semble lié au fait de voir son adversaire, ce qui est moins le cas avec les armes modernes (nous ne considérons plus que la guerre est « le plus noble des métiers »). Elle s’enracine dans une vision aristocratique où cette expérience partagée se fait entre nobles (ou équivalents) au sens d’entre la couche supérieure se consacrant à la guerre.   Enfin, elle suppose une idée de l’armée qui a pu justifier le soutien au régime nazi « https://www.lexpress.fr/informations/august-von-kageneck-un-allemand-dans-la-debacle_607412.html « 

En effet, nous l’avons perdu : paradoxalement ce qui montre à quel point cette conception a été perdue est de voir ce qu’il en est resté. Pendant longtemps, des réactions instinctives faisant fraterniser des soldats qui se retrouvaient dans le même trou d’obus (ou ce récit d’un soldat français disant qu’en janvier 1940, il n’avait pas pu tirer sur un éclaireur allemand car celui-ci était en train de pisser). Elle témoignaient de l'idée d'une fraternité des soldats à la base qui pouvait exister. C’est aussi le cas du code d’honneur des officiers symbolisant qu’ils font partie d’une même caste et ont donc droit à des honneurs militaires, particulièrement quand ils se sont bien battus. C’est enfin la vision des premiers combats aériens comme des tournois entre combattants se respectant. C’est pour finir une conception qui s’est beaucoup réfugiée dans la représentation ultime de la guerre comme un jeu que sont les jeux vidéo. https://www.youtube.com/watch?v=5ohNzHWL7FI

Mais cette conception n’est plus la nôtre. Pourquoi ? Une polémique montre bien le changement d’ethos. Simultanément un militant d’extrême gauche autrefois emprisonné pour terrorisme est condamné à de la prison pour avoir dit que les terroristes du Bataclan étaient courageux https://www.francetvinfo.fr/faits-divers/terrorisme/attaques-du-13-novembre-a-paris/pour-avoir-qualifie-les-terroristes-du-13-novembre-de-courageux-l-ancien-membre-d-action-directe-jean-marc-rouillan-est-condamne-a-8-mois-de-prison_1814151.html et un polémiste d’extrême droite est vu comme ayant dérapé pour avoir dit que : "Je respecte des gens prêts à mourir pour ce en quoi ils croient, ce dont nous ne sommes plus capables" http://www.europe1.fr/emissions/le-fait-medias-du-jour/eric-zemmour-accuse-dapologie-du-terrorisme-2868997 . De plus, imagine-t-on sincèrement des militaires français fraterniser à l’occasion d’une trêve impromptue avec des membres de l’Organisation Etat Islamique ou donner les honneurs de la guerre à un émir de l’état islamique ayant résisté héroïquement ? Nous ne considérons donc pas qu’ils se soient bien battus. Pourquoi ? La réponse est à chercher d’abord dans le pacifisme puis dans la seconde guerre mondiale. La pensée pacifiste voit la guerre et le fait de tuer dans une guerre comme essentiellement mauvaise. Dans ce contexte, elle peut refuser la guerre mais une telle attitude ne survit pas au moment où cette pensée devient dominante (cas des premiers chrétiens et de Constantin). La guerre étant donc injuste par nature, elle doit donc être juste. Or pour la justifier, il ne faut pas considérer l’ennemi comme jouant un jeu de contrôle de territoires et de guerres auxquels nous jouons aussi. Il faut que l’ennemi soit mauvais. Que soit clarifiée une chose : je considère l’organisation Etat Islamique comme un projet génocidaire, expansionniste, voulant éradiquer ce qui ne correspond pas à sa version de l’islam sunnite ayant mis en place une théologie du viol, et à éliminer. J’ai été ravi de la libération de Mossoul et encore plus de celle de Raqqa. Mais une telle vision a des conséquences : en premier lieu , la population civile est vue comme opprimée (car si l’ennemi est mauvais comment la population civile pourrait -elle le soutenir à moins d’être elle-même mauvaise ) ce qui amène à des erreurs stratégiques majeures (« pourquoi n’aiment t-ils pas leurs libérateurs ? » ). En outre, une telle conception mène à une guerre totale, ce qui est souvent peu assumé : si l’ennemi est mauvais, nous ne pouvons négocier avec lui (sauf s’il a une capacité de destruction trop importante). La guerre doit donc se poursuivre jusqu’à l’élimination de l’OEI. Enfin et surtout, une telle conception enlève cette possibilité de fraternisation entre combattants et tout ce qui va avec et favorise une vision de l’adversaire comme étant uniquement une cible à éliminer (le drone étant logique de ce point de vue). Une telle analyse pourrait être vue comme étant limitée aux conflits asymétriques mais bon nombre de ces caractères peuvent se retrouver dans la seconde guerre mondiale face aux forces de l’axe.

Dans un sens, le rapport du nazisme à la guerre peut être vu comme une perversion de ce rapport pacifiste à la guerre. En effet, il garde la même approche des combattants ennemis mais en y incluant aussi les civils (dans un darwinisme racial) et en voyant la guerre comme naturelle à l’humanité. C’est en partie cela selon moi qui explique le fait que des intellectuels idéologiquement proches du nazisme comme Ernst Jünger ou Ernst Von Salomon mais qui gardaient une conception traditionnelle de la guerre n’aient pas soutenu le nazisme (ou la conspiration d’officiers de la Wehrmacht dont Von Stauffenberg pour renverser Hitler) .
Cela nous pose une vraie question : nous ne voulons pas reconnaître une valeur y compris militaire à nos ennemis au sens où elle leur donnerait des qualités (nous préférons parler de folie sanguinaire ou de fanatisme). En même temps, nous affirmons notre humanité et notre volonté de trouver des solutions politiques aux conflits (ce qui nécessiterait de négocier avec les dits ennemis ou d’employer des moyens de lutte beaucoup plus violents pour les éliminer). Et nous ne voulons ni ne pouvons revenir à une société ayant une éthique traditionnelle de la guerre. Il est symptomatique d’ailleurs que les seuls groupes y revenant curieusement sont la gauche anti « colonialiste » au nom d’une haine totale des états occidentaux et que les solutions qu’ils proposent sont « ils nous ciblent pour des raisons politiques , arrêtons de leur en donner ». Je ne dis pas avoir de solution magique , je pose juste le problème.